Hier, l’homme avait à sa disposition le silex, le charbon, le maillet, le tambour, puis il a eu la gouache, la guitare, l’appareil photo et la camera. Aujourd’hui, le deep learning, l’intelligence artificielle (IA) les algorithmes, les logiciels et la robotique sont les nouvelles couleurs qui s’ajoutent à la palette de l’artiste.
Ces nouvelles technologies ne sont-elles que des outils assistant l’homme dans la création ? Ne pourrait-on pas considérer qu’un robot est lui-même l’auteur de l’œuvre qu’il a généré sans aucune intervention humaine ?
Voilà une question qui s’apprête à bousculer notre conception de la qualité d’auteur. Introduit en 1954, l’art robotique a représenté un tournant dans l’histoire de l’art et son approche conceptuelle. Le droit n’a pourtant pas suivi cette évolution puisqu’à ce jour, la France ne protège pas les œuvres entièrement générées par des robots.
Ce sont les machines à dessiner, ou « Méta Matics » conçues par l’artiste suisse Jean Tinguely qui inaugurent l’art « par un robot ». Ces œuvres sont en elles-mêmes des créations artistiques, à la nuance près qu’elles sont aussi auteurs de créations qui auraient été considérées originales, si celles-ci émanaient de la main de l’homme.
Depuis, les créations entièrement générées par des robots se sont multipliées. Il suffit d’une visite au Grand Palais, où une exposition entière leur est dédiée, pour s’en rendre compte. « Artistes et Robots » suscite de nombreuses interrogations. La question de savoir ce qu’est l’art vient immédiatement à l'esprit et pour ainsi dire y établit son camp. Après tout, qu’est-ce que l’art ? Qui est artiste et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
Ces questions plutôt philosophiques de prime abord, méritent également réflexion sur le plan juridique.
Pour y répondre, il semble opportun de bien distinguer les œuvres générées par un robot doté d’une intelligence artificielle, des créations simplement assistées par un robot.
Œuvre entièrement générée par un robot et création assistée par un ordinateur, quelle différence ?
L’album « Hello World » dévoilé le 12 janvier dernier, est le fruit d’une collaboration entre une IA, Flow Machine, et des artistes bien vivants tel que Stromae. Son fonctionnement parait simple : le logiciel « ingère » une base de données de morceaux catalogués par genre, les analyse et repère les schémas de mélodies afin d’en dégager un style de base pour finalement proposer une partition. Ce sont ensuite les compositeurs qui construisent le morceau en sélectionnant des fragments de musique générés. Si une partie de la création est le résultat direct d’un algorithme, il n’en reste pas moins que dans ce cas, c’est le compositeur qui structure l’œuvre et en dessine les traits. À la manière d’un collage, le compositeur utilise les lambeaux musicaux pour créer son œuvre. L’intelligence artificielle n’est ici qu’un outil. C’est d’ailleurs ce qu’affirme l’instigateur du projet, François Pachet, chercheur et directeur du Spotify Creator Technology Research Lab. Selon lui, « Pour créer une bonne chanson, il faut une intention, aller quelque part. Et ça, l’ordinateur ne sait pas le faire. (…) Elle [la machine] n’est qu’un outil qui permet aux artistes d’envisager la fabrication de choses plus audacieuses ».
De façon assez similaire, l’artiste japonais Takashiro Yamaguchi a affirmé utiliser la technologie comme un matériau pour s’exprimer, à l’image d’un peintre avec sa toile et ses couleurs. L’œuvre qu’il présente avec l’artiste So Kanno, à l’exposition « Artistes et Robots », au Grand Palais, le « Senseless Drawing Bot », qu’on pourrait traduire par « Robot Insensé Dessinant » est en fait un système de double pendule vaporisant frénétiquement des jets de peinture et se déplaçant au moyen d’une planche de skateboard motorisée. Ses fresques de peintures chaotiques, aux allures d’œuvre de street-art, ne sont pas le résultat de l’imagination d’un robot torturé, puisque là encore, c’est l’artiste qui est aux commandes. La couleur, la direction et la fréquence de ses jets, sont contrôlées par l’ordinateur intégré à la machine. Le robot n'est une nouvelle fois qu’un outil à la création.
La Cour d’appel de Bordeaux a eu l’occasion de se prononcer sur les créations générées à partir d’un système informatique, ou CAO (créations assistées par ordinateur). Elle s’est fondée, de façon assez classique, sur le critère de l’originalité en décidant que l’œuvre sera protégeable « si apparaît même de façon minime l’originalité qu’a voulu apporter son concepteur » (Cour d’appel de Bordeaux, 31 janvier 2005).
Ainsi, lorsque la machine est utilisée comme un simple outil à la création, l’intervention humaine dans le processus est indéniable. Partant, dès lors que la personnalité de l’auteur s’exprime dans le processus créatif « même de façon minime », l’œuvre sera protégeable au titre du droit d’auteur et l’artiste-concepteur de la machine sera titulaire des droits sur la création générée.
Mais qu’en est-il si l’homme n’a plus le contrôle sur le résultat ? Qui est l’artiste, lorsqu’après la création de la machine, seuls ses propres choix et actions sont à l’origine de l’œuvre ?
Les dix premières secondes du morceau « Daddy’s car » aux inspirations beatlesiennes suffisent à troubler, spécialement quand on sait que la musique a été composée entièrement par l’IA Flow Machine de Sony. Pourtant, la question de savoir si la création est originale se pose. Mérite-t-elle d’être protégée ? Si oui, à qui appartiennent les droits d’auteur sur l’œuvre ?
Du côté des arts visuels, l’artiste scientifique français Patrick Tresset a conçu Paul en 2013, un robot-peintre qui vous tire le portrait. L’artiste a ensuite présenté Human Study #2.d : La grande vanité au corbeau et au renard, une installation théâtrale mettant en scène Paul IX. Le robot est décrit par l’artiste comme tel : il agit comme s’il était un artiste dans ses droits, produisant des images qui ne sont pas pré-programmées. Bien que sa façon de dessiner soit fondée sur la technique de Tresset, son style n’est pas un pastiche mais plutôt une interprétation autonome, influencée par ses qualités et défauts. L’artiste parle donc d’interprétation autonome pour qualifier les créations de son robot. Dans les faits, s’il est à l’initiative de l’installation, Patrick Tresset n’en contrôle ni le processus créatif ni son résultat.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les créations de machines se sont multipliées ces dernières années. C’est ainsi qu’une nouvelle écrite par un robot a été sélectionnée pour un concours d’art littéraire japonais. Dans un autre registre, l’IA Benjamin a entièrement écrit le scénario du court-métrage de science-fiction « Sunspring ». Le film a été tourné par et avec des humains, et le résultat pour le moins « original » est laissé à l'appréciation du spectateur...
Ces œuvres robotiques peuvent-elles et doivent-elle être protégées par le droit ?
Parce que les artistes, scientifiques, ingénieurs et programmeurs ont investis leur temps et leur argent dans une machine, il serait injuste de considérer que le « fruit » de leur invention ne mérite pas le Graal qu’est la protection par le droit d’auteur, lorsque si cette même création avait été le résultat d’une main humaine, elle aurait bénéficié de la protection du simple fait de sa création.
En droit français, une création est protégée si elle est fixée sous une forme tangible et si elle est originale. La tangibilité fait rarement défaut dans ce domaine. C’est plutôt la notion d’originalité qui doit être questionnée. En France, elle est traditionnellement définie comme étant l’empreinte de la personnalité de l’auteur. La première difficulté pointe le bout de son nez : les machines n’ont, a priori, pas de personnalité. Pourtant, selon Jean-Jacques Neuer, avocat et Professeur à l’Université Paris 13, l’originalité est une notion totalement obsolète et trop subjective. Selon lui, le droit, plutôt que de s’assurer qu’une œuvre corresponde à la définition fixe d’« originale », doit s’assurer que le public est informé des caractéristiques d’une œuvre, parmi lesquels la nature de son auteur, humain ou robot, afin qu’il puisse se forger lui-même une opinion sur l’originalité de l’objet. Il est vrai que si les œuvres frénétiquement dessinées par Paul IX l’avaient été par Patrick Tresset lui-même, frénétiquement ou pas, la question de leur originalité n’aurait pas été posée. Alors, si le mérite est indifférent à l’attribution de la protection par le droit d’auteur, pourquoi ces œuvres ne peuvent-elles pas être protégées ? Après tout, Picasso et Duchamp étaient en accord sur ce point : ce sont les regardeurs qui font les tableaux, disait l’un, quand l’autre affirmait qu’un tableau ne vit que par celui qui le regarde.
En tout état de cause, si la protection par le droit d’auteur devait être accordée aux œuvres générées par un robot, s’il était décidé que le statut d’œuvre collective serait appliqué à ces créations et si on en venait à mettre Paris en bouteille, la notion d’originalité trouverait tout de même son sens : la création du robot serait empreinte de la personnalité de tous les acteurs ayant concouru à la création de la machine elle-même.
Quoiqu’il en soit, il ne fait pas de doute que la protection d’une telle œuvre remettrait totalement en cause la définition classique de l’originalité. Mais une telle évolution reste envisageable. La photographie n’était pas protégée sous l’empire de la loi de 1793 : elle était considérée comme une création purement industrielle, obtenue par une opération mécanique à laquelle tout le monde peut se livrer. Alors qu’elle est inventée en 1839, ce n’est qu’à partir de 1957 qu’une photographie devient potentiellement protégeable par le droit d’auteur. Pour cela, elle doit avoir un caractère artistique ou documentaire. Ainsi, le droit d’auteur et la notion d’originalité ont su s’adapter aux évolutions technologiques. S’il aura fallu plus d’un siècle pour que le statut d’auteur soit reconnu aux photographes, l’espoir qu’une création de robot se voit reconnaître le statut de création artistique n’est pas vain.
La question qui se posera alors sera celle de la titularité des droits.
Qui de l’inventeur, du programmeur, du constructeur ou du robot lui-même sera l’auteur de l’œuvre ?
Le statut d’auteur et la titularité des droits d’auteur sur l’œuvre reste la problématique majeure du potentiel régime du droit d’auteur sur les créations de machines. Si la doctrine s’écharpe sur la question, on peut toutefois en dégager trois solutions principales : l’application du régime de l’œuvre collective, la création d’une personnalité juridique à la machine ou la privation de droit d’auteur en optant pour le statut d’œuvre libre de droit.
Application du régime de l’œuvre collective
Deux conditions posées à l’article L113-2 du code de la propriété intellectuelle doivent être réunies pour qu’une œuvre soit dite collective. D’abord, la création doit avoir été éditée, publiée et divulguée sous la direction et sous le nom de la personne, morale ou physique, ayant initié le projet. Ensuite, les contributions des différents intervenants doivent se fondre dans l’ensemble réalisé.
Dans l’hypothèse où une œuvre générée par une machine est considérée originale, le régime de l’œuvre collective semble le mieux adapté à ses formes. Lorsqu’elle est le fruit de la collaboration de plusieurs personnes, par exemple un programmeur, un artiste et un constructeur, l’œuvre générée par un robot peut rentrer dans ces critères : à l’initiative d’une de ces personnes, qui l’aura éditée, publiée et divulguée sous sa direction et en son nom, en tant qu’œuvre générée par le robot, les différentes contributions seront indiscernables. C’est la personne qui aura supervisé le résultat final de la création qui sera titulaire des droits d’auteur.
C’est notamment le régime qui a été choisi en Nouvelle-Zélande, où le droit d’auteur sur l’œuvre appartient à quiconque a pris les dispositions nécessaires à sa création.
Création d’une personnalité juridique à la machine
Lorsque le robot où l’intelligence artificielle créée en agissant en tant qu’entité autonome et imprévisible, lorsque l’algorithme qui le compose lui a permis d’apprendre puis de faire des choix, à l’instar d’un artiste devant sa toile, pourquoi ne pourrait-on pas considérer qu’il est lui-même l’auteur de la création ? C’est notamment ce que soutient Jean-Jacques Neuer.
Évidemment, accorder le statut d’auteur à la machine impliquerait que celle-ci soit considérée non plus comme l’objet de droits, mais comme le sujet des droits. Les humains sont des personnes physiques dès leur naissance et les sociétés, notamment, deviennent des personnes morales par leur immatriculation. À l’image de ces dernières, il apparaît envisageable de créer une personnalité digitale ou électronique aux robots. Ainsi, les robots seront les titulaires des droits d’auteur sur leurs créations. Ces droits entreront dans leur propre patrimoine, de la même façon que les sociétés de production disposent des droits d’auteur sur l’œuvre audiovisuelle qu’elles produisent. Une partie de la doctrine s’y oppose fermement. C’est notamment le cas de Grégoire Loiseau, Professeur à l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne, qui considère inutile et dangereuse une telle construction juridique. Toutefois, s’il s’est exprimé dans ce sens, il semble que son point de vue soit fondé essentiellement sur la considération qu’une personnalité digitale permettrait aux constructeurs de robots de s’exonérer de toute responsabilité dans le cas d’un dommage causé par la machine.
L’Union Européenne, qui semble plus favorable à cette éventualité, à créé en 2015 un groupe de travail sur les problématiques juridiques liées à l’évolution de la robotique et de l’intelligence artificielle. Plus récemment, en mai 2016, la Commission des affaires juridiques a lancé une réflexion autour du statut des robots et a proposé la création d’une personnalité électronique, une personnalité juridique qui permettrait aux machines de disposer de droits et de se voir imposer des devoirs bien précis. In fine, de la même façon qu’une société est contrôlée par ses dirigeants et conseil d’administration, la machine et son patrimoine artistique seront contrôlés par la ou les personnes physiques ou morales à l’origine de sa création.
Des œuvres libres de droit
Une autre solution, sans aucun doute la plus sévère pour les créateurs de la machine, consisterait à rendre libre de droit les créations robotiques. Elles tomberaient dans le domaine public dès leur création et tout le monde pourrait en disposer librement. Les investissements financiers et humains mis en place pour la création du robot à l’origine de l’œuvre ne seraient donc pas récompensés puisque ni le robot ni ses créateurs ne pourrait exercer la prérogative patrimoniale du droit d’auteur.
Quelque soit le régime choisi, il est devenu nécessaire que le statut des œuvres créées par des robots soit fixé. Le processus créatif et les créations elles-mêmes évoluent en même temps que les nouvelles technologies se développent et que l’art 3.0 s’intensifie. Il fut un temps où les œuvres étaient créées spontanément et ne reflétaient que les pensées et émotions de l’auteur. Aujourd’hui, les logiciels, les bases de données ou la publicité ont changé la donne : l’art n’est plus uniquement une représentation du for intérieur de l’artiste. Les objets du droit d’auteur deviennent aussi des créations à visées uniquement informatives ou à finalité industrielle et commerciale. La machine est passée de simple outil à la création à réel collaborateur artistique. Est-elle devenu un artiste à part entière ? À ce stade, s’il est difficile de l’affirmer avec certitude, il est en revanche incontestable que les technologies vont encore évoluer. L’éventualité d’une intelligence artificielle créatrice doit être prise au sérieux. Le droit se doit de suivre ces évolutions et au-delà, de prendre de l’avance sur ces évolutions afin de protéger les hommes derrière les machines et leurs créations.
C’est en tout cas ce qu’a décidé de faire l’artiste Elton John qui a pris les devants en annonçant qu’il travaillait avec la société Spinifex pour créer une copie virtuelle biologique (« post-biological self ») capable de composer des chansons dans son style, seule ou en collaborant avec d’autres artistes, après sa mort. Il ne manquera que son hologramme pour interpréter ces créations sur scène et la boucle sera bouclée.
Léah Karcenty
Bibliographie
- Du robot en droit à un droit des robots, Grégoire Loiseau et Matthieu Bourgeois, La semaine juridique Édition Générale n°48, 24 novembre 2014 - Faut-il une personnalité juridique propre au robot ? Killian Borne (HTTP://MASTER-IP-IT-LEBLOG.FR/FAUT-IL-UNE-PERSONNALITE-JURIDIQUE-PROPRE-AU- ROBOT/) - L’imagination art’ificielle, La rédaction Les Clés de de Demain (https://lesclesdedemain.lemonde.fr/dossiers/l-imagination-art-ificielle_f-214.html) - Les robots et la propriété intellectuelle, Jacques Larrieu, Propriété industrielle n°2, Février 2013 - « Artistes et robots » - vers une nouvelle définition de l’œuvre d’art, Jean-Jacques Neuer, The Conversation (https://theconversation.com/artistes-et-robots-vers-une-nouvelle-definition-de-loeuvre-dart-95192) - L’évolution de la notion d’originalité dans la juriprudence, Basile Ader, Legicom 2005/2 N° 34 - Robot Art Raises Questions about Human Creativity, Martin Gayford (https://www.technologyreview.com/s/600762/robot-art-raises-questions-about-human-creativity/) - Artificial intelligence and copyright, María Díaz Hernández (http://en.uhthoff.com.mx/articles/artificial-intelligence-and-copyright/) - Should robot artists be given copyright protection ? Andres Guadamuz, The Conversation (https://theconversation.com/should-robot-artists-be-given-copyright-protection-79449) - Inside the race to create an AI-powered virtual Elton John, Matt Reynolds (http://www.wired.co.uk/article/elton-john-farewell-tour-virtual-reality-retirement-announcement)
NDLR : Toutes les photos sont la propriété de l'auteur de l'article
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